À PRIORI, UN VENDEUR A TOUT INTÉRÊT À COLLER AU PLUS PRÈS AUX BESOINS DE SES ACHETEURS POTENTIELS. LOGIQUE. SAUF DANS L’UNIVERS DE LA MODE, SEMBLE-T-IL, OÙ L’ON S’ACHARNE À NOUS PROPOSER DES MODÈLES QUI CORRESPONDENT RAREMENT À LA RÉALITÉ DE NOS CORPS. POURQUOI CE DÉCALAGE ?

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En février dernier, le magazine Femme Majuscule faisait réaliser par l’institut CSA un sondage auprès des femmes de 45 ans et plus. A l’époque, un chiffre les a particulièrement frappés : 1% seulement des femmes interrogées estiment que les créateurs et les marques pensent à elles quand ils conçoivent la mode.

Vous êtes nombreuses en effet à vous plaindre d’avoir du mal à trouver des vêtements adaptés à votre morphologie d’aujourd’hui. Nombreuses à regretter d’avoir à réclamer une taille 44 soigneusement cachée dans l’arrière-boutique signale Femme Majuscule.

Alors, pourquoi la mode nous ressemble t-elle si peu? Pourquoi ne semble t-elle s’intéresser qu’aux femmes affichant un petit 38, alors que l’immense majorité des consommatrices sont pourtant bien au-dessus de cette taille « idéale »?

Guillaume ERNER (journaliste et sociologue), Edith KELLER (PDG de Carlin international), ainsi que Patrick ROBINET (chef de projet à l’IFTH l’Institut Français du Textile et de l’Habillement) nous répondent :

Que nous apprend la dernière campagne nationale de mensurations sur le corps des femmes aujourd’hui?

PB : Par rapport à la campagne précédente, qui avait eu lieu en 1970, les femmes ont grandi et grossi. Mais elles ont davantage grossi que grandi. Leur taille moyenne est de 1,625 mètre et leur poids moyen de 62,4 kilos. Moins de 20% d’entre elles font du 36 et du 38. Et 35 à 40% se situent entre le 42 et le 44. Cette prise de poids au cours des trente dernières années n’est pas propre à la France, elle concerne l’ensemble des pays européens. L’Hexagone fait même plutot figure de bon élève car en Angleterre et en Allemagne, les chiffres sont supérieurs.

« Les marques continuent à proposer des vêtements trop serrés, dans lesquels leurs clientes ne sont pas à l’aise. On a beau leur montrer nos schémas, nos figurines représentant la morphologie féminine actuelle, rien n’y fait! » Patrick Robinet

Les marques de vêtements se sont-elles adaptées aux nouvelles mensurations des Francaises?

PB : Plus ou moins. Beaucoup pèchent encore par une sous-estimation importante du tour de taille. Elles continuent à proposer des vêtements trop serrés, dans lesquels leurs clientes ne sont pas à l’aise. On a beau leur montrer nos schémas, nos figurines représentant la morphologie féminine actuelle, rien n’y fait! Résultat, des femmes qui font un 42 sont obligées de prendre un pantalon en 44 qui ne leur va pas et godaille sur les hanches, seulement parce qu’elles sont trop serrées à la taille dans le 42.

Encore faut-il que la marque propose du 44 et que la boutique l’ait en stock…Comment expliquer cette inadéquation entre le corps réel de la femme et ce que les marques proposent?

EK : Je ne pense pas que l’on puisse parler d’inadéquation pour l’ensemble des marques de prêt-à-porter, c’est excessif.  Dans les marques grand public, accessibles à tous, comme Kiabi, Monoprix ou Décathlon par exemple, vous n’aurez aucun mal à trouver toutes les tailles jusqu’au 56. Ce qui n’est pas le cas, il est vrai, de certaines marques parisiennes qui ne s’aventurent pas au-delà du 40.

« La mode est un phénomène anti-démocratique, immoral et cruel. Elle n’est pas là pour intégrer les femmes mais au contraire pour en exclure le plus possible. » Guillaume Erner

Mais pourtant, ces marques parisiennes ont elles aussi dans leur clientèle des femmes faisant du 42, du 44 ou du 46!

EK : Soyons clairs, cette clientèle ne les intéresse pas forcement. Ce sont des marques qui ont vacation à se faire un nom à l’international et qui pour cela misent tout sur leur image : celle de marques habillant des femmes minces et sveltes. Économiquement, il est plus rentable pour elles d’entretenir cette image – surtout si elles visent le marché asiatique, où les femmes sont filiformes -, même si cela leur fait perdre une certaine clientèle en France.

GE : Il faut bien comprendre que la mode est un phénomène anti-démocratique, immoral et cruel. Elle n’est pas là pour intégrer les femmes mais au contraire pour en exclure le plus possible! Car le petit cercle des élues -en l’occurrence, les minces- trouve là un moyen de se distinguer des autres, donc d’exister. Dans une société démocratique où le sentiment du semblable est poussé à son paroxysme, le besoin de se singulariser peut devenir vital. La mode a cette fonction-là, elle exclut très largement, car peu de gens sont prêts à payer le prix de la souffrance à imposer à son corps pour pouvoir rentrer dans du 34 ou du 36. On peut réprouver cela, estimer que cela est dangereux dans la mesure où certaines personnes sont amenées à adopter des conduites à risque, mais c’est l’essence même de la mode!

EK : Il ne faut pas tout mélange! D’un côté, il y a la haute couture et ses créateurs qui vivent dans leur monde imaginaire, habillent les femmes telles qu’ils les rêvent, même si elles n’existent pas dans la réalité. De l’autre, des marques de prêt-à-porter populaires qui ont les pieds sur terre, le désir de vendre et de plaire à leurs clientes, et donc s’adapter à elles. Leurs commerciaux sont en permanence sur le terrain pour faire remonter des désirs des consommatrices. Entre les deux, il y a des marques de prêt-à-porter haut de gamme qui soignent leur image parce qu’elles veulent vendre à l’international.

« Les marques de prêt-à-porter auraient tout intérêt à apprendre à travailler autrement et à concevoir leurs collections en fonction des morphotypes et plus seulement en fonction des tailles » Patrick Robinet

L’âge, parlons-en! Là encore, comment expliquer que l’immense majorité des marques ne prennent pas en compte les changements morphologiques qui interviennent au moment de la ménopause? Pourtant, aujourd’hui, une femme majeure sur deux a plus de 50 ans…

PR : pour une raison tout bête…Celles qu’on appelle les patronnières ou les modélistes et qui sont chargées de mettre au point les modèles imaginés par les stylistes sont la plupart du temps des femmes jeunes. Elles n’ont absolument aucune représentation du corps de la femme ménopausée, ne savent pas à quoi il ressemble. Nous en avons encore eu une confirmation. L’IFTH menait une étude pour plusieurs marques sur es offres de vêtements destinés aux seniors. Or les bureaux d’études de ces marques étaient en partie constitués de jeunes femmes de 25 ans. Nous avons dû leur expliquer en détail ce qui se passait à la ménopause, comment le corps évoluait, la nouvelle répartition des masses graisseuses, etc.

Ce serait donc une question de formation?

PR : Oui, en grande partie. les marques de prêt-à-porter auraient tout intérêt à apprendre à travailler autrement et à concevoir leurs collections en fonction des tailles. Tout le monde n’a pas la même morphologie : certains corps sont en forme de X, d’autres en forme de poire, d’autres plutôt carré, etc… A terme, on pourrait imaginer des offres de pantalons selon les différents physiques. Le mouvement me semble d’ailleurs en marche car certaines marques commencent à nous demander des informations sur ces fameux morphotypes.

J’aimerais évoquer un paradoxe. Sur les podiums des défilés de mode, on nous présente des mannequins filiformes, voire n’ayant que la peau sur les os, comme dans la dernière campagne de marc Jocobs. Mais au cinema ou dans les clips, les femmes à l’honneur sont plutôt bien en chair. Je pense à Laetitia Casta ou Rihanna…Est ce le signe d’un futur retournement de tendance?

EK : Cela me semble une évidence. En France en 2011, plus de mille glutéoplasties ont été pratiquées [ opération de chirurgie esthétique qui vise à augmenter le volume des fesses, ndlr]. Un chiffre particulièrement édifiant. Les modèles corporels latino-américains et africains, avec leurs rondeurs, sont en effet entrain de devenir une vrai tendance, les normes féminines sont clairement en train de se transformer. Je pense que l’on va vers une plus grande acceptation du corps tel qu’il est. La plupart des femmes lisent peu de magazines féminins ; elles regardent plutôt la télé, les clips musicaux, lisent la presse people mettent en vedette chanteuse et héroïnes de téléréalité, plutôt rondes pour la plupart. Ce sont donc à ces modèles-là qu’elles sont confrontées et qui les imprègnent. Les mannequins fil de fer de Marc Jacobs sont dans Elle et Marie -Claire. Et ces images-là ne touchent qu’un petit nombre de femmes, appartenant à un microcosme.

GE : Pour évoquer ces mannequins qui défilent sur les podiums, je les vois comme des corps tout à fait singuliers, hors normes, carrément modifiés. D’une certaine manière, ce sont des sportives qui sont dans la performance, voire dans le dopage. On est loin du normal et du quotidien, on est dans le registre de l’extraordinaire. Si les couturiers choisissaient pour défiler des femmes normales, il est évident que cela n’aurait pas le même effet!

 

 

 

Par Isabelle Gravillon/Illustration : Sonia Roy/Colagene.com pour Femme Majuscule